Chapitre 3 :
Le jour suivant, je me rendis dès l'aube à l'aérodrome et ne pus réprimer un sourire en voyant Iset. Ma chère amie avait délaissé sa robe rouge et ses collants pour un superbe pantalon ample turquoise, assorti d'un haut découvrant le nombril, dont les pans évoquaient les ailes d'un papillon. Elle était d'une beauté incroyable dans cette tenue. Quant à moi, j'avais simplement choisi de porter un haut en cuir à manches courtes assorti à mon pantalon. Canon dans le dos, pistolets attachés à la ceinture, et un petit dorion pour transporter mon sac. Prête pour l'aventure.
D'ailleurs, j'étais impatiente de découvrir Sarpan. J'avais tant entendu parler des splendeurs de cette contrée de Balauréa, occupée par les Réïans, et bien que la majorité des Asmodiens déprécie le soleil ardent, ceux qui y ont voyagé disent que le palais du Capitole mérite le détour.
Lugorn ne tarda pas à apparaître, vêtu d’un élégant, mais léger uniforme d’officier blanc. À ses côtés, Arkarus faisait un vibrant contraste dans une tenue noir et pourpre de l'hypérion qui lui donnait une allure démoniaque. Plus loin, Tia portait une robe rouge assortie ornée d’un décolleté capable de faire rougir les prêtres les plus chastes. Ses longs cheveux noirs étaient tirés en une queue de cheval, soulignant son visage aux grands yeux rubis. Comme toujours, elle était splendide et redoutable. Bjorn se présenta torse nu avec juste un pantalon blanc, sa gigantesque épée pendante dans son dos. Apparemment, il avait pris les remarques sur les tempêtes de chaleur à Sarpan très sérieusement.
Nous montâmes à bord du dirigeable. Le voyage fut paisible, nous discutions tous ensemble, et Iset, Arkarus, Lugorn, et moi-même commençâmes une partie de cartes ensemble.
Après une semaine de voyage, nous atteignîmes Sarpan. Iset observait par les hublots, fascinée :
- Il y a tant de soleil, mais il faut admettre que c'est absolument magnifique ! Toutes ces fontaines ! Tous ces palmiers ! Et regarde juste le palais du capitole ! Quelle forme étrange ont ses toits !
La grandiose cité de Kamar s'étendait devant nous, prête à nous accueillir. Dès que nous sortîmes du dirigeable, nous sentîmes le vent brûlant de la cité caresser nos peaux asmodiennes. La chaleur était intense. Je vis Iset tirer un éventail avec un soupir. Crispin, un centurion de la légion de la Fatalité, nous accueillit dans une armure imposante. Il devint notre principal contact à Kamar, nous montrant nos nouveaux quartiers et expliquant brièvement la situation.
- Les Réïans ont des ennuis avec un nouveau capitaine Balaur arrivé récemment sur un dredgion nommé Enlil. Lui et ses troupes sont terrifiants. Depuis son arrivée ici, il a tué trois Daevas.
- Vous plaisantez ? s’exclama Tia.
- Trois Daevas ? demanda Iset, sous le choc apparent.
Nous étions immortels, insensibles au temps et pratiquement invincibles, nos corps se régénérant grâce à l'éther. Cependant, un ennemi pouvait nous priver de notre essence d'éther pendant notre vulnérabilité au sol, et dans ce cas, nous serions détruits à jamais. C’était ainsi que les Daevas traîtres étaient exécutés, comme cela s'était produit par le passé. Cela restait complexe mais pas infaisable.
- Oui, vous avez bien entendu. Il a anéanti trois Daevas, deux Élyséens et un Asmodien. Il a osé s’approprier leurs essences, les privant de réincarnation. Votre mission, si vous l’acceptez, est de le stopper à tout prix. Par ailleurs, investiguez sa technologie permettant de capturer les essences des Daevas si facilement, cela pourrait nous être utile en temps voulu.
- Les Élyséens feront sans doute pareil de leur côté, dis-je en frémissant.
- C'est pour cela que nous devons le faire avant eux, répondit Crispin. Vous saisissez l'urgence. Puis-je compter sur vous ?
Lugorn, grave, écouta tout le long. Il se dirigea vers Crispin et inclina respectueusement la tête :
- La Légion de l'Étoile Pourpre est à vos ordres, Crispin.
- Bien. Consultez les Réïans pour en savoir davantage. Leur unité d'élite, les Tempêtes de Sable, cherche des informations sur ce Balaur et ses alliés. Grâce à eux, nous connaissons le sort des trois Daevas. Si vous avez besoin de vous restaurer, une taverne bien notée est près du bazar. Mais prudence, les Élyséens la fréquentent également. Inutile de rappeler que notre promesse au seigneur Kahrun exige que nous ne déclenchions aucune rixe ?
- Oui, inutile de le rappeler, grommela Bjorn, les dents serrées.
- Pour moi, pas de souci tant qu'ils restent sages, lançai-je avec irritation. En termes de provocation, ils ne sont pas en reste, hein...
- Vraiment, doit-on partager la même salle qu’eux ? grogna Tia. Ne pouvons-nous pas commander à emporter ?
- À mon avis, c'est bien meilleur fraîchement préparé, pas refroidi dans un cube, rétorqua Iset en plaisantant. Allons-y de suite, avec un peu de chance, ils ne seront pas encore là. Et pourquoi ce serait eux qui profiteraient seuls du bon vin de Kamar ?
La cité était célèbre pour ses alcools exceptionnels. Cet argument finit par convaincre Bjorn. En résolu accord, nous sommes donc allés à la taverne...
La taverne de Bivarus, la plus fameuse de Kamar, avait déjà des élyséens à table lors de notre arrivée, mais il y avait assez de tables de l’autre côté pour que nous ne soyons pas trop gênés. Seuls Tia et Bjorn se plaignirent et nous suivirent en ronchonnant. Le tenancier paraissait avoir tout planifié.
- Bienvenue à vous, chers alliés Asmodéens, voici le menu. Je recommande la viande de dragon épicée avec sa semoule.
- Et pour ceux qui n'apprécient guère les plats trop forts ? s’enquit Tia.
- Goûtez à notre curry de grande-crête au fromage, c'est un délice !
- voyez-vous ça, se moqua quelqu’un. Les frigides Asmodéens ne supportent pas les plats épicés ?
- Évidemment que non, répliqua un autre Élyséen. Ils mangent de la viande crue et des insectes, comme les bêtes sauvages...
Tia se leva d'un bond, paume incandescente, prête à consumer les insolents. Lugorn la retint d'une main vive :
- Ils nous provoquent délibérément, ne leur donne pas satisfaction !
- Oh, vous cherchez la bagarre ? lança encore l’un d’eux, un blond à la peau mate, les cheveux courts.
Iset intervint :
- Pas aujourd'hui, chers Élyséens, voyez-vous, contrairement à vous, nous tenons nos engagements et avons juré au Seigneur Kahrun de ne pas effleurer vos plumes délicieuses ! Je vais néanmoins répondre à votre question : comme Tia s'apprêtait à vous le montrer, nous savons fort bien employer le feu pour cuire bœuf comme volaille blanche. Toutefois, je concède que nous dégustons des insectes ; les beignets de lampyres frites sont un mets raffiné. Notre gouverneur en raffole, cela s’exporte chez les autres peuples. Ce genre de subtilité est hors de votre portée. À présent, laissez-nous en paix. Kahrun interdit les rixes, mais énerver une barde peut vous coûter plus cher qu'une simple perte de plumes. Y a-t-il des hommes mariés parmi vous ? Je pourrais vous entonner une chanson qui paralyserait vos petits vers de terre vous empêchant de revenir chez vos épouses sans honte !
L’élyséen blond, premier à avoir provoqué, se rassit en ricanant, mais visiblement, Iset leur avait coupé le sifflet. Un bref rire retentit presque aussitôt éteint sous des regards noirs. Néanmoins, je tournais la tête en sa direction. Et c'est là que je le vis.
Je l'avais instantanément reconnu, assis légèrement en arrière de cette escouade élyséenne. La même chevelure châtaine, les mêmes yeux verts immenses, les pommettes hautes. Mon cœur manqua un battement. Comment était-ce possible ? Il n’était qu’un homme ordinaire !
Malheureusement, il ne l’était plus. L’aura de puissance émanant de lui était indéniable. Je remarquai un orbe bleu étincelant fixé à son poignet droit. Il était maintenant sorcier.
On m’avait parlé de Daevas dont l’ascension s’opérait à la suite d’un traumatisme. Peut-être était-ce son cas.
En l’épargnant, j’avais commis une erreur fatale. J’avais offert à Élyséa un Daeva supplémentaire...
Apparemment reconnaissant, car je décelai une expression de stupeur brève sur son visage. Puis soudain, il m'adressa un sourire légèrement gêné, une excuse pour ses camarades. Bref sourire illuminant son visage un instant suffisant à créer un désir de revoir cet éclat. Je dus me sermonner mentalement et détourner le regard, les joues en feu. Imbécile !
Nos commandes étaient arrivées sur la table en bois. Résolue à ne plus fixer nos ennemis, je plongeai mon nez dans mon assiette épicée. Iset me taquina d’un coup de coude :
- Attention quand on quittera la taverne, l’Élyséen tatoué de regards te dévisage.
- Arrête de dire n’importe quoi, grognai-je en mâchonnant.
- Oh que si, discrètement mais il n'arrête pas depuis un moment. T'aurais pas abattu l'un de ses camarades par hasard ?
- J'ai éliminé pas mal de camarades de nombreux Élyséens, répliquai-je d’un sourire sardonique.
- Ouais bah ça me plaît pas tellement. Je lui dirais bien deux mots...
- N’en fais rien, répondis-je. Tu as entendu Lugorn. Si nous cédons, nous serons fautifs devant Kahrun et notre gouverneur nous passera un sacré savon. Goûte donc la viande de dragon épicée. Elle est délicieuse.
Maladroitement, je changeai de sujet, gênée par ses questions. Même à elle, je n'avais jamais avoué cette "bonne action" effectuée dix ans plus tôt. Et pourtant, Iset aussi avait sa propre histoire, il y a des années, elle fut emprisonnée par des Balaurs, se lia d'amitié avec une Élyséenne. Elles planifièrent une évasion audacieuse, mais seule Iset s'échappa ; son amie tomba, une douleur qu'elle portait encore pour l'enfant d'un peuple hostile.
Comme à son habitude, Iset recouvra sa gaieté quand un Réïan sortit sa lyre. Immédiatement, elle brandit la sienne et offrit de l’accompagner. Ils jouèrent ensemble un air entraînant aux tonalités orientales.
Iset, gracieuse Iset dansait tout en jouant. En un instant, tous dans la taverne avaient les yeux rivés sur elle. Même quelques Élyséens cessèrent de boire pour l’admirer. Ses longues boucles noires ondulaient délicatement. L'autre musicien, lui-même, perdait sa concentration.
Malgré cela, je sentais deux yeux verts posés régulièrement sur moi.
L'Élyséen devenu sorcier, cet homme que j’avais sauvé l’observait encore. Lorsqu'ils se rencontrèrent, je baissais les miens, sentant mes joues brûler. À quoi pensait-il ? Éprouvait-il de la gratitude ou me haïssait-il, ma faute de leur perte à lui et ses compagnons ? Dans tous les cas, je ne voulais savoir. J'avais la désagréable sensation qu'il m'attirerait des ennuis.
Par précaution, nous attendîmes que les Élyséens quittent la taverne d'abord quand la soirée se terminait. Quand nous sommes sortis, nous ne les croisions pas. Nous retournâmes paisiblement à nos quartiers. Je restai dehors un moment pour respirer l'air frais. Juste à cet instant, croyant être seule, j’entendis une voix m'appeler.
-Désolé de vous déranger, mademoiselle ?
Je fis volte-face pour voir... L'Élyséen rencontré à la taverne, le jeune homme que j'avais sauvé une décennie plus tôt, accompagné de sa sœur. Que pouvait-il bien vouloir à moi, son ennemie déclarée ? J’étais stupéfaite de le voir m'aborder ainsi respectueusement.
- Que désirez-vous ? demandai-je plus abruptement que souhaité.
- En premier lieu, pardonnez le comportement de mes amis. Nous sommes en guerre, certes, mais les ennemis doivent se respecter, notamment quand nous avons choisi de mettre nos divergences de côté contre les Balaurs. Croyez ce que vous voulez, mais leur attitude m’a déplu. Votre camarade a eu raison de les remettre en place.
Je me radoucis presque involontairement :
- Vous n’avez pas à vous excuser, messire. Mais je suis touchée par votre effort de rendre la trêve plus supportable. Était-ce cela que vous vouliez me dire ?
Il sembla soudain troublé :
- En fait, non... Il y a autre chose. Je voulais à nouveau vous remercier. Pour il y a dix ans. Vous avez sauvé ma petite sœur.
Sa sœur ! Bien sûr, il semblait jeune lors d'auprès. D'un coup, je me sentis stupide de le croire père.
- Comment va-t-elle ? ne pus-je m'empêcher de demander. Dites-moi, n'est-elle pas devenue Daeva aussi ?
- Non, pas du tout, répondit-il avec un autre sourire. Elle est chirurgienne et aide à reconstruire notre pays. Récemment mariée, ils ont une petite nièce.
- C'est... bien, dis-je sincèrement. Mais vous avez tort de me remercier. Peut-être suis-je celle qui détruisit votre maison, blessa votre sœur, ou en tout cas... Un des Asmodiens avec moi ce jour-là.
Un pâle sourire apparaît sur son visage :
- C'est possible, effectivement... Mais vous l'avez sauvée, me disiez-vous. Peu se seraient autant investis. Comme vous le prenez, aujourd'hui Daeva ou pas, je ne vous combattrai jamais, vous, en l’honneur de ma sœur.
Quel candide... Il pensait sincèrement me devoir une dette. Autant touchant que dangereux pour lui. Pour son bien, mieux valait écarter ces idées. Je répondis sur un ton sarcastique :
- Attention, rien ne garantit que je vous rende la pareille.
- Soit. Après tout, ma vie vous appartenait, ce jour-là.
- Vous savez que parler ainsi peut être vu par vos amis comme trahison ?
- Rassurez-vous, je n'avais pas prévu un verre !
- Il ne manquerait plus que ça, grognai-je.
- Refuseriez-vous ?
- Vous plaisantez ?
Je le soupçonnais de se moquer. Et bon sang, ce sourire ? Une chaleur gagne mes joues, heureusement invisible pour une Asmodéenne. Mon cœur battait à tout rompre. Quelle réaction auraient mes compagnons s’ils me voyaient discuter avec notre ennemi ?
- Pas du tout, dit-il. Mais... Je comprends que ce ne soit pas envisageable. Vraiment, excusez mon geste. Vous avez raison, ce fut une idée insensée de vous parler. Bonne soirée.
- Attendez !
Les mots m'avaient échappé avant que je puisse réfléchir.
- Oui ?
- Je... Quel est votre nom ?
- Galaan. Et vous ?
- Aylan. Je m'appelle Aylan.
- Douce nuit Aylan, poursuivit-il doucement. Que vous me tuiez un jour, je n’oublierai jamais ce que vous avez fait. Et qu’importe que je sois Élyséen, vous Asmodéenne, je ne me résoudrai jamais à penser mal de vous...
Finalement, il s'éloigna, me laissant pantoise, des étoiles plein les yeux, comme si je lui avais lancé une mélopée magique.